Personne ne l’attendait et ce fut lui, le Pape François. Ni Hollande, ni Ier, ni Desouche, mais François, comme tout le monde et comme nul autre. François comme le Poverello bien sûr, mais aussi comme le Xavier, évangélisateur de l’Extrême-Orient et figure fondatrice de la Compagnie de Jésus; François aussi comme celui de Sales, l’immense pasteur savoyard et en passant patron des journalistes.
Georges-Marie Bergoglio, personne ne l’attendait aujourd’hui – il faut le confesser. Car la mémoire du journaliste et du commentateur est si courte que nous avions oublié que selon les rumeurs du précédent conclave, il aurait réuni alors sur son nom assez de voix pour concurrencer Joseph Ratzinger. C’est dire que l’Esprit le cherchait et ne le lâchait pas. Ou c’est dire, pour les lecteurs sourcilleux, que les cardinaux le tiennent en haute estime depuis belle lurette. Une estime sans doute aussi haute que l’ignorance du grand public occidental à son sujet d’ailleurs, mais qui risque peu de lui être préjudiciable. Rappelons-le une énième fois: le cœur battant de l’Église catholique contemporaine ne se situe plus au croisement des latitudes tempérées avec le méridien de Greenwich, mais dans les Amériques, dans les Afriques, dans les Asies. Ce qui n’empêche pas que Rome soit toujours à Rome, et il faut remarquer l’angle étonnant avec lequel l’élu a entamé son ministère pétrinien: je suis le nouvel évêque de la Ville, a-t-il affirmé, précisant seulement que
«l’Église de Rome préside à la charité». Paroles peut-être ésotériques pour le quidam, mais que les Églises orthodoxes apprécieront sans nul doute, elles qui disputent depuis mille ans à la papauté son statut dominateur. Ces premières paroles furent donc œcuméniques, dans tous les sens du terme: le Pape François rappelle du même mouvement que l’Église universelle a un siège suprême, celui de Rome, et que ce siège ne trouve sa légitimité que dans l’exercice de la charité: «
Celui qui veut être le plus grand parmi vous, qu’il soit le plus petit». On ne saurait reprocher à l’archevêque de Buenos Aires d’avoir dérogé à l’humilité : défenseur des pauvres, des petits et des faibles, il s’est fait petit au milieu d’eux, refusant les ors et les pompes, les appartements et voitures de fonction, voilant sa pourpre cardinalice sous un grand manteau noir. Fin comme un jésuite et dépouillé comme un franciscain, voilà le pape qu’il nous faut.
Car pour manœuvrer dans les ruines morales de la Curie romaine, un disciple d’Ignace de Loyola ne sera pas de trop: il lui faudra connaître les échafaudages d’influence sans en être vassal; il lui faudra détricoter petit à petit des structures abîmées pour soigner le grand corps malade vatican. Mais cela qui fascine les commentateurs, ces intrigues politiques d’hommes empourprés, n’est que la part la plus infime de son ministère. C’est l’Église de tous les continents qu’il doit, selon la parole du Christ à Pierre, raffermir dans la foi. Rôle éternel de l’évêque et du pape, rendu plus complexe aujourd’hui encore, par l’étendue des terres concernées.
Comme on l’avait écrit, le nouvel élu ne pouvait qu’être «conservateur» sur la question des mœurs et du dogme, qui est sa mission première et à quoi tout catholique est d’ailleurs lié. On n’a jamais vu dans l’histoire, même quand les papes s’appelaient Borgia, que quiconque s’avisât de modifier ce qui fonde la foi de l’Église. Aussi, ceux qui attendaient pour la millième fois qu’un homme se dressât pour ordonner des femmes, autoriser l’avortement ou l’on ne sait quelle autre revendication de l’époque, qui passera avec elle, en seront encore pour leurs frais. En revanche, il est certain que le Pape François va, mais comme d’habitude, se préoccuper des questions de justice sociale qui ressortissent au premier chef de l’éthique chrétienne. On sait l’appétence particulière des prélats sud-américains, depuis cinq cents ans, à condamner l’esclavage de fait que créent les injustices économiques et sociales. Dans la lignée des Dom Helder Camara et Mgr Romero, l’évêque abattu sur l’autel il y a trente ans par les escadrons de la mort salvadoriens, nul doute que le nouveau pape s’appliquera à dénoncer les conditions faites par le libéralisme rapace aux populations du Sud. Mais, comme son opposition frontale à Mme Kirchner, dirigeante de son pays d’origine, sur les questions du mariage homosexuel l’a déjà prouvé, on le verra s’opposer à la double postmodernité, celle des mœurs et celle des rapports économiques. Il ne faudra pas compter sur lui pour défendre une Église de la bourgeoisie, qu’elle soit de droite ou de gauche. Un monde «fraternel», c’est ce qu’il a répété au cours de sa première allocution; une Église humble, comme l’ont montré la bénédiction et la prière qu’il a réclamées au peuple romain rassemblé devant lui: décidément, l’exercice de la papauté du XXIe siècle va prouver une fois encore où est la vraie subversion du pouvoir. Tout est perdu, fors l’amour, nous dit cet autre François Ier. Dans cette forêt obscure, nous serons nombreux à le suivre.
Jacques de Guillebon